Réflexion #2 – Le point de départ

“To exist is to change, to change is to mature, to mature is to go on creating oneself endlessly.“

Henri Bergson

16 juillet 2021

Schéma d’une ferme en polyculture-élevage. Source : Eloi

La première question que beaucoup m’ont posé lorsque j’ai annoncé ma reconversion dans l’agriculture fut : « Mais d’où ça t’est venu ? ». C’est une excellente question à laquelle je cherche toujours une réponse. Néanmoins une chose est sûre : il ne s’agit ni d’un coup de tête, ni d’un ras-le-bol, ni d’une fuite en avant. Je ne crois pas en un destin écrit à l’avance sur lequel nous n’aurions aucune emprise, mais en fidèle adepte de la pensée de Spinoza (depuis le lycée, l’avant-propos de ce blog en témoigne), je pense qu’il y a des causes qui nous déterminent et que notre liberté individuelle réside dans la connaissance de ces causes. Celles-ci peuvent être d’ordre génétique, familial, historique, culturel… Et le plus tôt nous en prenons conscience, le plus tôt nous pouvons nous en affranchir et nous en servir pour éclairer l’avenir.

Rien ne me prédestinait à devenir agricultrice, je suis l’archétype même de ce qu’on appelle dans le milieu les « HCF » (Hors Cadre Familial) car personne dans ma famille n’évolue de près ou de loin dans ce domaine. Alors, cette reconversion est-elle le fruit du hasard ? Une déviation inopinée dans la trajectoire tracée par le milieu socio-culturel auquel j’appartiens ? Au contraire, je pense qu’elle est le résultat d’une rencontre entre les déterminismes et les circonstances de la vie.

L’autre question à laquelle il m’a toujours été difficile de répondre c’est : « d’où tu viens ? ». Être métisse est à la fois une bénédiction, car cette diversité est une force, mais aussi une source d’éternels questionnements sur ses origines et la manière dont elles influencent notre façon de penser. Surtout quand ces origines sont aussi diverses géographiquement (Vietnam d’un côté, Tchécoslovaquie et Pologne de l’autre) que religieusement (bouddhisme d’un côté, judaïsme de l’autre — bien qu’aucun des deux côtés ne soit très pratiquant). Mes parents sont tous les deux nés en France, mais il suffit de remonter une génération en arrière pour avoir des récits de vies décousues, brinquebalées au fil des guerres, à fuir des persécutions dont on a aujourd’hui du mal à imaginer l’atrocité, et dont certains jeunes n’ont parfois même jamais entendu parler. A l’heure où j’écris ces lignes, j’ai la chance immense d’avoir trois de mes grand-parents en vie. Ces 26 années d’existence et celles qui me seront encore données de les avoir à mes côtés sont les plus précieuses de toute ma vie. Même si je ne passe pas autant de temps avec eux qu’ils et moi-même voudraient, parce que l’écart générationnel rend parfois la communication difficile et certaines choses impossibles à dire, ils sont toujours là et leur présence m’accompagne au quotidien. Si je parle de mes grand-parents dans cet article, ce n’est pas pour m’épancher sur ma vie privée mais parce qu’ils sont en grande partie responsables de mon choix de changer de vie. Ce sont les personnes qu’on admire le plus qui nous poussent à prendre les décisions les plus radicales. Parce que sans leur courage, je n’aurais pas grandi dans un cadre aussi privilégié, et parce qu’elles m’ont tant donné, je ne pouvais concevoir le fait de mener une vie en demi-teinte, calfeutrée dans mon petit confort, sans me sentir pleinement alignée avec les valeurs qui m’animent et qu’ils m’ont léguées.

Quand on est petit.e, on ne se rend pas vraiment compte pourquoi on fait les choses, et à vrai dire on ne se pose pas vraiment la question. On fait ce que les adultes nous demandent de faire, soit pour qu’ils nous laissent tranquilles, soit pour leur faire plaisir. Et, au fond, ce n’est pas un problème car s’ils nous aiment, ils veulent le meilleur pour nous. Il faut simplement un peu de temps pour comprendre que nous pousser est leur manière à eux de nous aimer, et que ramener un bon bulletin de notes n’est pas une condition de leur amour, qui demeure inconditionnel, mais une manière pour nous de nous en sentir dignes, de voir la joie et la fierté sur leur visage quand ils en parlent à leurs amis, et de garder en héritage ces souvenirs précieux quand ils ne seront plus là. Il m’a fallu du temps pour comprendre cela, et il m’en faudra encore plus pour m’en émanciper car un regard rempli d’amour n’en demeure pas moins lourd à porter. J’ai réalisé depuis que les bulletins de notes et les diplômes n’apportaient pas plus de sens à ma vie, mais qu’ils apportaient du bonheur dans la leur, et rien que cela valait aux cases la peine d’être cochées. Alors certes, il y a de la pression familiale, jamais prononcée, toujours insidieuse, certes il y a du conditionnement, mais quand on comprend que ces « accomplissements » font partie de l’héritage qu’ils nous laissent, on comprend alors qu’ils nous ont quelque part rendu heureux indirectement par la fierté qu’ils procuraient. J’ai longtemps considéré avoir coché des cases par contrainte ; je considère aujourd’hui l’avoir fait par amour, sans en avoir conscience. Mes grands-parents ont toujours voulu le meilleur pour moi, il me semblait naturel que je veuille le meilleur pour eux. Ma mère m’a souvent répété : « il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour » ; et quand on ne sait pas l’exprimer par des mots ou des gestes, la réussite scolaire est une preuve d’amour comme une autre.

Cependant arrive un moment où les bulletins de notes disparaissent, où les études se terminent, où l’on n’arrive plus à leur expliquer en quoi consiste notre travail car les métiers (comme le reste) sont devenus compliqués et qu’on ne parlait pas à l’époque de « start-up » ou de « KPI ». Alors il faut trouver une autre façon de les rendre fiers, à une différence près par rapport à l’enfant que j’étais : que cela me rende fière aussi.

Me lancer dans l’agriculture aujourd’hui me rend fière car c’est une absolue nécessité. L’alimentation a toujours tenu une place primordiale dans mon existence, avant même que je connaisse son influence sur la santé. « Bien manger, c’est le début du bonheur » : jamais n’aura-t-on vu de slogan publicitaire plus pertinent. A chaque fois que j’allais chez mes grands-parents, je savais que j’allais bien manger. Beaucoup trop, mais bien, car cuisiné avec plus d’amour qu’on n’en trouvera jamais dans aucun restaurant. A tous les établissements étoilés du monde je préfèrerai toujours, sans une once d’hésitation, la table de mes grands-parents. La nourriture est sans doute le plus ancien vecteur de joie et de lien social de l’humanité ; or, notre souveraineté alimentaire est aujourd’hui plus menacée que jamais quand on sait que d’ici dix ans, la moitié des agriculteurs français partiront à la retraite, et qu’au rythme actuel des installations, seulement un sur quatre sera remplacé. Sans compter les ravages de l’agriculture intensive sur nos sols et les conséquences du réchauffement climatique qui ne feront que s’aggraver. Il y a donc urgence, et si je veux que mes enfants connaissent le bonheur que j’ai eu, attablée chez mes grands-parents, encore faudra-t-il des personnes pour remplir la marmite (ce n’est pas une expression mais bien le conditionnement « standard » chez mes grands-parents, qui cuisinent toujours pour 12 quand nous sommes 4).

Dans toute reconversion il y a une rupture, mais j’envisage davantage la mienne comme une continuité. Tout d’abord dans les valeurs qu’on m’a inculquées, en particulier celle du travail, qui me sera bien utile durant la saison des récoltes ; celle de considérer que rien ne nous est dû et que tout ce qu’on possède peut nous être enlevé d’un claquement de doigts ; et enfin celle de toujours faire de son mieux, de se rendre utile, de venir en aide à ceux qui ont moins que nous, et d’avoir confiance que tôt ou tard, sous une forme ou sous une autre, la Vie nous le rendra. Ces valeurs, je les dois à mes parents, qui eux-mêmes les doivent à mes grands-parents. Là est la continuité. Là est ma chance, d’avoir deux grands-mères qui sont les femmes les plus fortes, les plus indépendantes et les plus généreuses que je connaisse. Elles sont les personnes que j’admire le plus au monde, et si j’ai hérité ne serait-ce que d’une minuscule part de leur courage et de leur détermination, je sais que j’arriverais à gravir toutes les montagnes qui se dresseront devant moi. La déviation dans mon parcours n’en est donc pas une, ou alors elle devait nécessairement arriver : comment aurais-je pu suivre un chemin conventionnel après avoir été élevée par des femmes exceptionnelles ? Comment aurais-je pu dépendre d’un employeur et vivre une vie de salariée confortable après avoir été inspirée par des femmes si indépendantes et qui se sont battues avec tant de courage pour regagner ce dont les guerres les ont privées ? L’école est finie pour moi depuis des années et pourtant, je suis toujours cette enfant qui veut ramener de bons bulletins parce qu’elle sait que sa grand-mère va les photocopier, fanfaronner auprès de tous ses amis, et les garder précieusement dans une pochette en carton. Et il en sera probablement toujours ainsi, car rien n’a plus d’importance à mes yeux que de la rendre fière.

La volonté de me lancer dans l’agriculture n’est donc pas née un beau matin, elle a toujours été là, en germe. Elle est le fruit de mes gènes, du sang qui coule dans mes veines, et de ce profond désir d’indépendance que j’ai hérité de mes grands-mères. Ce patrimoine génétique, familial et culturel me détermine, et je suis libre car j’en ai conscience. En allant vers l’agriculture, je ne le rejette pas, au contraire, je choisis de le fructifier. Mes grands-parents ont consacré toute leur vie à offrir le meilleur à leurs enfants, je ne fais donc que suivre leur exemple en choisissant le métier qui me permettra d’offrir un monde meilleur à ceux que j’espère avoir un jour. Je leur dois tout, mais quand bien même existerait-il des mots assez forts pour l’exprimer, je n’aurais sans doute pas le courage de les prononcer. Je sais qu’ils liront ces lignes car j’ai commencé ce blog pour eux, donc la petite-fille choyée, chanceuse et fière que je suis leur dédie cet article.

Je détaillerai plus dans le suivant mon projet, qui reposera sur une ferme à taille humaine, diversifiée, et suivant les principes de l’agroécologie, de la bio et plus encore.

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